La Solenopsis invicta est officiellement arrivée en Europe. Communément appelée fourmi de feu, cette espèce parmi les plus invasives au monde a été détectée pour la première fois dans la nature sur le sol européen par une équipe de scientifiques espagnols et italiens, qui le relatent dans un article publié par la revue Current Biology lundi 11 septembre.
“On a d’abord reçu des photos d’un habitant de la région de Syracuse en Sicile qui se plaignait d’avoir été piqué par une fourmi et les photos jointes ressemblaient à des fourmis de feu”, raconte Mattia Menchetti, chercheur à l’Institut de biologie évolutive de Barcelone et auteur principal de l’article.
Environ 100 000 fourmis de feu autour de Syracuse
Lui et son équipe se sont ensuite rendus sur place, fin 2022, pour déterminer s’il s’agissait bien de Solenopsis invicta, une fourmi de couleur marron-rouge, d’une taille pouvant aller jusqu’à 5 mm et dotée d’un dard redouté dans le monde entier.
Aucun doute possible : au total, 88 nids de fourmis de feu ont été trouvés. Sachant qu’un seul nid peut aisément comporter plus de 1 000 individus, “on estime qu’il devait déjà y avoir environ 100 000 fourmis sur une zone de 4,7 hectares”, affirme Mattia Menchetti.
Ce premier contact ne signifie pas que l’espèce invasive venait juste de poser ses pattes sur le sol italien. “Des témoignages de locaux suggèrent une présence qui pourrait remonter déjà à 2019, ce que nous n’avons pas pu confirmer”, précise ce spécialiste de biologie évolutive.
Cette confirmation de la présence de fourmis de feu en Europe “a de quoi inquiéter quand on observe l’impact très négatif de cette espèce ailleurs dans le monde”, affirme Olivier Blight, spécialiste des espèces invasives à l’université d’Avignon.
Originaire d’Amérique du Sud, cet insecte tropical est classé dans le top 10 des espèces envahissantes les plus nuisibles pour les humains, dans le récent rapport de référence de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) publié début septembre 2023.
Avant de faire ses premiers nids en Europe, la Solenopsis invicta a largement pris ses aises, depuis un siècle, en Amérique du Nord, en Asie et en Océanie. Sa présence coûte des milliards d’euros tous les ans “à la fois en raison de son impact direct sur l’économie et en dépenses pour essayer de l’éradiquer ou de contrôler sa prolifération”, note Olivier Blight.
Si dans leur habitat d’origine en Amérique du Sud, ces petites fourmis font face à d’autres espèces qui ont appris à se défendre contre elles, ce n’est pas du tout le cas dans les nouvelles régions où elles s’installent. Elles n’y rencontrent que peu de compétition et “font des ravages à la biodiversité locale en s’imposant au détriment des autres espèces”, souligne Mattia Menchetti.
Puissant poison
Ces pertes infligées à la biodiversité entraînent des coûts économiques élevés, comme le souligne l’OCDE dans un rapport de 2019. Mais la fourmi de feu “a aussi un important impact sanitaire à cause de son dard qui contient un puissant poison”, souligne Gema Trigos-Peral, spécialiste en biodiversité et en fourmis au Muséum et à l’Institut de zoologie de l’Académie des sciences de Pologne.
“Leur piqûre est non seulement très douloureuse, mais tous les ans il y a des cas de choc anaphylactique [réaction allergique brutale, NDLR]”, ajoute cette experte.
Et les humains ne sont pas les seuls concernés. “Ces fourmis sont capables de blesser gravement, voire de tuer du petit bétail”, note Gema Trigos-Peral. C’est pourquoi l’agriculture et l’élevage sont souvent considérés comme d’importantes victimes de leur prolifération.
Autant de raisons de tenter de se débarrasser au plus vite de ces petites bêtes envahissantes. Mais les success-stories en la matière sont rares. Les États-Unis et l’Australie dépensent des centaines de millions d’euros par an sans pour autant réussir à s’en défaire. Seuls les Néo-Zélandais ont réussi à les éradiquer, mais “seulement parce qu’ils s’y sont pris à temps”, souligne Olivier Blight.
En effet, cette espèce peut proliférer très rapidement sans une prompte action pour lui barrer la route. D’une part, c’est un type de fourmi “capable de former des supercolonies”, note Olivier Blight. Dans la plupart des espèces non envahissantes, deux nids à proximité entrent en compétition jusqu’à ce que l’un triomphe de l’autre. Ce n’est pas le cas avec les fourmis de feu. “L’énergie ainsi épargnée peut être mise à profit pour se multiplier”, résume le spécialiste de l’université d’Avignon.
Ces supercolonies peuvent devenir très impressionnantes. Dans le cas de la fourmi d’Argentine – également présente en Europe mais moins dévastatrice -, il en existe une qui s’étend sur 6 000 km.
D’autre part, la Solenopsis invicta accepte la présence de plusieurs reines dans un seul nid, ce qui est loin d’être le cas chez la plupart des espèces de fourmis. Là encore, c’est un formidable accélérateur de peuplement.
Enfin, les fourmis de feu peuvent aussi se disperser naturellement sur plusieurs kilomètres. C’est-à-dire qu’elles n’ont pas forcément besoin d’être transportées par les humains pour que leur propagation soit assurée. La faute aux reines qui effectuent des vols nuptiaux, alors que dans d’autres espèces elles s’accouplent dans le nid. Ainsi, les “reines de feu” peuvent aller pondre à des kilomètres de leur repaire d’origine… et y fonder sur place un nouveau nid.
Quand cette espèce est détectée, c’est donc une course contre la montre qui s’engage car “c’est un cas classique de situation où l’inaction coûte plus cher que l’action”, assure Olivier Blight.
En ville en attendant le réchauffement climatique
L’Europe s’est longtemps crue à l’abri d’une invasion de ces insectes tropicaux qui auraient besoin, pour survivre, d’un climat plus chaud et humide que celui qui domine sur une large partie du Vieux Continent. Mais, réchauffement climatique oblige, il y aurait dorénavant 7 % des terres européennes où la fourmi de feu pourrait se sentir à l’aise, et près de 50 % des zones urbaines, y compris des villes comme Paris ou Londres.
Mais les experts interrogés par France 24 assurent qu’il ne faut pas tout mettre sur le dos du réchauffement climatique. “L’arrivée en Europe tient avant tout à la globalisation des échanges commerciaux – les fourmis de feu arrivant généralement par bateau commercial – et le réchauffement climatique ne fait que faciliter leur implantation”, nuance Mattia Menchetti.
De son côté, Olivier Blight précise que les villes représentent les “têtes de pont” de la prolifération dans des régions qui ne sont pas encore climatiquement acceptables pour ces insectes tropicaux. En effet, les centres urbains constituent “des “microclimats” convenables pour ces fourmis : lorsqu’il fait trop froid l’hiver, elles trouvent refuge dans le bâti, et si l’été est trop sec à leur goût, il leur suffit de trouver des poches d’humidité. Elles n’ont plus qu’à attendre entre deux immeubles que le réchauffement climatique transforme toute l’Europe en terrain de jeu.
À cet égard, c’est probablement “une chance que les premiers nids aient été découverts sur une île comme la Sicile”, estime Gema Trigos-Peral. Il y a moins de grands centres urbains et l’eau peut ralentir la propagation naturelle. “Si la présence en Europe est circonscrite à cette zone, l’éradication à base de pesticides est encore tout à fait envisageable”, estime Olivier Blight.
Mais encore faut-il que les abords de Syracuse constituent réellement le début de l’aventure européenne pour cette espèce invasive. “Généralement, lorsqu’on commence à entendre parler des piqûres de ces fourmis, c’est qu’elles sont là déjà depuis un certain temps”, estime Gema Trigos-Peral. Elles ont alors probablement eu le temps d’étendre leur domaine.
Surtout, “ce n’est en fait pas la première fois qu’on voit des fourmis de feu en Europe”, affirme Olivier Blight. Celles-ci ont été aperçues dans des cargaisons de plantes exotiques arrivant dans des ports, notamment aux Pays-Bas. À chaque fois, elles ont été interceptées.
Mais il se peut que certaines soient passées inaperçues. Auquel cas, la découverte de Syracuse relèverait plutôt de la confirmation. Or il est urgent de savoir sur quel pied danser : est-il encore temps d’éradiquer l’insecte ou faut-il surtout essayer d’en contrôler sa propagation ? Pour cela, il est essentiel, selon Mattia Menchetti, de “faire appel aux populations” en leur demandant de signaler leurs piqûres et d’envoyer toute photo de fourmi à l’allure rougeâtre ou suspecte.