La propagande russe recourt volontiers à une rhétorique manichéenne depuis que Vladimir Poutine l’a mobilisée pour fustiger l’Occident. Ce discours vise à fédérer les troupes et l’opinion, au-delà des frontières russes.
Moscou revoit ses objectifs à la hausse. Après avoir prôné la “démilitarisation” et la “dénazification” de l’Ukraine, le Kremlin entend désormais pourfendre l’Antéchrist. “L’objectif est d’arrêter le souverain suprême de l’enfer, quel que soit son nom – Satan, Lucifer ou Iblis”, a écrit l’ancien président Dmitri Medvedev lors de la Fête de l’unité nationale, jeudi 4 novembre. Cette charge violente illustre la propagande mystique de Moscou, qui veut fédérer les croyants dans une haine commune : “Nous écoutons les paroles du Créateur dans nos cœurs et leur obéissons.”
Le mois dernier, Vladimir Poutine avait lui-même ressuscité la lutte entre le bien et le mal. Après l’annexion de territoires ukrainiens, fin septembre, la dénonciation du “satanisme” a fait l’objet d’un prêche enflammé du président russe, qui l’a défini comme “la dictature des élites occidentales, dirigée contre tous les peuples du monde”. Le “satanisme”, ajoutait-il, pointe aussi ses cornes derrière “la subversion de la foi et des valeurs traditionnelles”. Ivan Okhlobystin, acteur, prêtre orthodoxe et chantre de la guerre, lui avait emboîté le pas, lors du concert de clôture organisé sur la place Rouge.
“Les dirigeants russes ont besoin de désigner un ennemi commun”, résume Antoine Nivière, professeur de civilisation russe à l’université de Lorraine. “Le concept de néo-nazi convenait bien à la division traditionnelle soviétique, avec la ‘Grande guerre patriotique’ [la Seconde Guerre mondiale] comme fondement de l’histoire moderne”, mais il tend à s’essouffler. La rhétorique manichéenne prend le relais, avec la bénédiction des milieux intellectuels.
“Une lutte entre le bien et le mal”
“Nous comprenons clairement qu’aujourd’hui, il y a une lutte entre le bien et le mal”, a ainsi lancé une sénatrice de Crimée annexée, Olga Kovidtki. L’écrivain Aleksandr Prokhanov, rédacteur en chef du journal nationaliste Zavtra, s’était dit “frappé” par l’avènement du terme dans un discours présidentiel. “Cela veut dire que la lutte contre l’Occident ne revêt pas seulement un caractère militaire, économique et politique, mais qu’elle est aussi religieuse et métaphysique”.
Depuis plusieurs semaines, le “satanisme” ponctue les coups de menton des plus zélés apôtres de la guerre. “Nous luttons pour l’existence de notre culture, contre les démons, contre le satanisme et contre l’Otan”, a déclaré l’animateur Vladimir Soloviev, dans l’une de ses habituelles digressions à la télévision d’Etat. Un vernis de spiritualité entre deux appels à l’arme nucléaire.
“Les milieux ultra-conservateurs orthodoxes diffusaient déjà ce terme depuis longtemps”, explique Antoine Nivière. “Leurs livres et leurs chaînes YouTube font infuser l’idée d’une fin du monde imminente, à la manière des télévangélistes américains”. Pour eux, “la Révolution russe de 1917, vécue comme un drame, suppose un complot mondial [originel] contre le pays, le seul à défendre les valeurs orthodoxes”. Certaines personnalités orthodoxes, comme l’archiprêtre Andreï Kvatchiov, “remettent au goût du jour de très vieilles théories, avec des ennemis judéo-maçonniques et sataniques”.
Le patriarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe russe, verse également dans cette rhétorique manichéenne en louant le combat de Vladimir Poutine contre le “mondialisme”, érigeant le président russe au rang de combattant contre “l’Antéchrist”. Ce front politique et religieux repose sur la loyauté sans faille du leader religieux au président russe depuis le début de la guerre. En retour, cet été, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, avait qualifié de “satanisme” les sanctions occidentales prononcées contre le chef spirituel va-t-en-guerre.
Après la mobilisation, Kirill avait appelé ses ouailles à “remplir leur devoir militaire avec bravoure”, leur garantissant une place au royaume de Dieu s’ils y laissaient la vie. “Ce qui rappelle davantage les promesses formulées dans le cadre du jihad que dans celui de la foi chrétienne”, souligne Antoine Nivière.
Le “satanisme”, ennemi numéro un de Kadyrov
La “désatanisation” est un concept œcuménique, ce qui présente un grand intérêt aux yeux du Kremlin, alors que les bataillons tchétchènes lui sont devenus indispensables en Ukraine. “Wallah, c’est le jihad”, a résumé Ramzan Kadyrov, en prônant une “union des chrétiens et des musulmans” contre les forces du mal. Après avoir défini le “satanisme” comme son “ennemi numéro un”, en mars dernier, le dirigeant tchétchène a livré une nouvelle diatribe contre “la démocratie satanique” en Occident, appelant à punir les blasphémateurs en Europe, tout en fustigeant l’interdiction de la polygamie aux Etats-Unis et en s’attaquant aux communautés LGBT, “esclaves de Satan”.
Les questions sociétales nourrissent le langage commun du Kremlin et des milieux les plus conservateurs. “A leurs yeux, “le ‘satanisme’ s’exprime dans la remise en cause des valeurs familiales traditionnelles : relations et mariages homosexuels, homoparentalité…” éclaire Antoine Nivière. “Tout ceci est lié à l’idée d’un Occident perverti.” La Russie, telle une citadelle assiégée, justifie donc l’invasion en invoquant les valeurs traditionnelles et religieuses. “C’est une guerre sainte contre l’Occident satanique. Ce n’est pas un hasard si elle a été nommée jihad”, a déclaré jeudi le théoricien nationaliste et complotiste Alexandre Douguine. “Et si [Ramzan] Kadyrov a pu trouver le courage de le dire ouvertement, je pense que nous ne devrions pas hésiter à le faire nous aussi.”
De manière plus prosaïque, ces déclarations “peuvent manifester le désir du Kremlin de dissiper les voix discordantes des groupes religieux minoritaires dans les forces armées russes”, analyse l’Institute for the Study of War (en anglais), alors que les contingents sont issus de régions très variées. Le groupe d’experts américain pointe également de “récentes dissensions entre militaires musulmans et non musulmans”. L’autorité de Ramzan Kadyrov est certes incontestable sur ses bataillons tchétchènes, mais il n’est pas certain que son message porte au-delà.
En témoigne une récente fusillade, mi-octobre, dans le camp d’entraînement de Soloti (région russe de Belgorod), dont un soldat anonyme a fait le récit auprès du projet Astra. Après avoir appris que des soldats du Caucase avaient déclaré que l’invasion de l’Ukraine n’était pas leur affaire, le colonel-général russe Aleksandr Lapine avait convoqué les troupes. Il avait évoqué “une guerre sainte” et déclaré qu’Allah était un lâche s’il ne laissait pas ses soldats se battre pour la Russie, à laquelle ils avaient prêté serment. Un peu plus tard, trois Tadjiks sous contrat avec l’armée russe avaient ouvert le feu sur la base, tuant une trentaine de personnes.
Une dénonciation des “sectes” ukrainiennes
Ces discours sur le satanisme, enfin, peuvent “mobiliser un certain nombre d’opinions internationales, alors que la Russie cherche à monter le reste du monde contre l’Occident”, analyse Antoine Nivière. “Vladimir Poutine, par exemple, peut s’appuyer sur les références de Ramzan Kadyrov au jihad à destination des pays musulmans”. La thématique du “satanisme” des élites corrompues et de l’Occident trouve aussi une audience dans la mouvance complotiste QAnon américaine, très présente sur les réseaux sociaux.
L’assimilation du peuple ukrainien au démon réveille les peurs de l’an mil, aux marges de la société russe. Dans la ville de Marioupol, occupée par les Russes, une poignée de fidèles orthodoxes ont organisé une séance d’exorcisme devant l’usine Azovstal, où s’était retranché le bataillon Azov pendant de longues semaines. Au mois de mai, déjà, les médias russes avaient glosé sur la découverte d’un temple païen, après la reddition de la formation nationaliste. “L’Eglise de Satan s’est répandue dans toute l’Ukraine”, a résumé Alexeï Pavlov, secrétaire adjoint du Conseil de sécurité russe, dans un texte très commenté.
“Il devient de plus en plus urgent de mener à bien la désatanisation de l’Ukraine.”Alekseï Pavlov, secrétaire adjoint du Conseil de sécurité russe
Alexeï Pavlov avait notamment évoqué l’apparition supposée de centaines de sectes dans le pays voisin, après la révolution de 2014, en rupture avec l’Eglise orthodoxe russe. Parmi eux, le mouvement hassidique Loubavitch, dont est issu le grand rabbin de Russie, Berel Lazar. Ce dernier a demandé au Kremlin de condamner ces propos “inacceptables” et “antisémites”. Nikolaï Patrouchev, président du Conseil de sécurité, a finalement présenté des excuses. L’affaire, très commentée en Russie, n’a pas freiné la chasse au satanisme.
Aujourd’hui, conclut Antoine Nivière,“ces discours permettent surtout au pouvoir de se dédouaner lui-même” dans sa guerre d’invasion. Il n’est pas certain, toutefois, que l’argument de la lutte contre Satan soit recevable devant la Cour pénale internationale, si celle-ci est amenée à juger les exactions commises en Ukraine.