Au moins 79 personnes ont perdu la vie, mercredi, au large des côtes du Péloponnèse, dans le naufrage d’un navire parti de Libye. Un drame qui fait resurgir des critiques à l’encontre d’une « Europe forteresse ». Décryptage avec Yves Pascouau, chercheur en migrations.
Il s’agit du pire naufrage d’un bateau de migrants survenu au large de la Grèce depuis 2016. Dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 juin, un navire parti de Libye a coulé en pleine mer, à l’ouest des côtes de la péninsule du Péloponnèse, alors qu’il faisait route vers l’Italie. Au moins 79 personnes ont perdu la vie. Si une centaine de passagers ont pu être secourus jusqu’à présent, le bilan risque de s’alourdir considérablement. D’après des témoignages de rescapés, ils étaient 750, sans gilets de sauvetage, à bord du chalutier.
Le drame, qui survient quelques jours seulement après un accord des Vingt-Sept sur le pacte asile et migration, fait resurgir des critiques à l’encontre de la politique de l’Union européenne (UE). Quelle est sa part de responsabilité dans la multiplication de ces naufrages, alors que près de 27 000 personnes ont péri ou disparu en Méditerranée depuis 2014 selon les données de l’Organisation internationale pour les Migrations ? Pour Yves Pascouau, chercheur spécialisé dans les politiques migratoires, la doctrine européenne, en se bornant à accroître les contrôles aux frontières, expose les migrants à toujours plus de risques durant les traversées. Seules une sortie du déni et une vision politique à l’échelle du continent permettraient de prévenir ces drames, alerte le chercheur.
Ce nouveau naufrage vient nous rappeler les morts invisibles en Méditerranée : d’après l’Organisation internationale pour les Migrations, le premier trimestre a été le plus meurtrier depuis 2017 (441 morts étaient recensés à la date du 12 avril). Quelles sont les causes d’une telle hausse ?
Yves Pascouau Trois raisons peuvent l’expliquer. D’abord, les départs ont augmenté, notamment depuis la Libye et la Syrie. Mais cela n’explique pas tout. Un ensemble de mesures mises en œuvre par les Etats rend les sauvetages en mer et le travail des associations bien plus difficiles.
Le cas italien est typique de ces politiques d’empêchement des sauvetages : le pays ouvre des ports pour permettre aux bateaux d’ONG d’accoster, mais ces derniers sont très éloignés des zones de sauvetage. Les autorités administratives des ports ont tendance à maintenir à quai, de manière prolongée, les navires, pour des contrôles administratifs volontairement lourds. Plusieurs bateaux de sauvetage sont ainsi maintenus dans des zones administratives et ne peuvent effectuer leur mission.
Enfin, comme cela a été documenté par le « New York Times », certains gardes-frontières ont recours à des refoulements illégaux aux frontières des pays en « première ligne », en Grèce notamment, rejetant les migrants dans les mains des autorités turques ou libyennes. Pour éviter ces contrôles abusifs, ces personnes en détresse, qui préfèrent souvent risquer leur vie en mer plutôt que de rester dans leur pays d’origine ou sur les côtes libyennes et turques, prennent des routes d’autant plus dangereuses. D’où une multiplication de naufrages en Méditerranée.
Quelle est la doctrine européenne en matière de politiques migratoires ? Quelle est sa part de responsabilité dans ces vies humaines perdues ?
Alors que sur d’autres sujets (Brexit, Covid, guerre en Ukraine) les Etats européens parviennent à dépasser les crises, la question migratoire divise l’Union depuis 2015 et l’afflux de réfugiés syriens. A l’intérieur des Etats, ce sujet est posé par l’extrême droite comme un problème public, ce qui empoisonne le débat et exclut toute réflexion sur une politique migratoire commune.
Qu’ils aient basculé dans des gouvernements populistes d’extrême droite (Italie, Hongrie, Pologne) ou qu’ils doivent faire face à une extrême droite puissante, les pays européens ne sont finalement d’accord que sur deux dénominateurs communs pour gérer les migrants : militariser les frontières extérieures et faciliter les éloignements hors d’Europe des migrants déclarés illégaux. La politique européenne est ainsi réduite à renforcer le contrôle aux frontières extérieures – par exemple, par la création de plus de 10 000 gardes-frontières au sein de l’agence Frontex – et à renvoyer plus rapidement les migrants déboutés du droit d’asile.
Pour le dire simplement, l’Union européenne, d’espace protecteur, a muté en espace isolé du reste du monde. Sa politique migratoire à la logique prohibitionniste expose les migrants à de grands dangers, puisqu’elle les renvoie bien souvent à « l’enfer libyen » ou les contraint à tenter des traversées toujours plus périlleuses. Il faut aussi souligner qu’elle facilite le travail des passeurs : plus les territoires européens sont difficiles d’accès, plus les passeurs sont perçus comme des moyens de les atteindre. Les migrants voudront, de toute façon, traverser la Méditerranée, car leur vie en dépend. Les en empêcher par tous les moyens, c’est les renvoyer à davantage de dangers.
Les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne sont parvenus, le 8 juin, à un accord sur le pacte asile et migration, censé dessiner une vision européenne sur le sujet. Est-ce une avancée ? Cet accord s’inscrit-il dans une perspective de long terme ?
Ce pacte, qui doit être discuté au Parlement européen, ne dessine aucune vision, mais empile des mesures qui s’inscrivent dans la lignée de la politique migratoire depuis 2015. Sa logique générale est de durcir encore plus les conditions d’accès.
Il instaure une solidarité à géométrie variable avec la Grèce et l’Italie, chaque Etat européen pouvant choisir ou non d’accepter des relocalisations de migrants (30 000 par an) contre une somme financière. Il vise par ailleurs à traiter les demandes d’asile aux frontières extérieures, laissant les migrants dans des camps de rétention (les « hotspots »). On ne peut donc pas parler de « vision politique » pour les migrations à l’échelle européenne. L’Union européenne continue à agir sans faire, au préalable, une lecture systémique des migrations.
Avoir une « vision », ce serait commencer par admettre que les migrations ont toujours existé et existeront toujours. Les migrants fuient soit la misère (migrations économiques), soit la guerre ou l’autoritarisme (réfugiés), soit les catastrophes climatiques. Ce dernier type de migrations risque d’augmenter dans les années à venir. Dans le même temps, les Etats européens sont confrontés à des déséquilibres démographiques, auxquels les migrations peuvent constituer une réponse.
Ces données devraient nous inciter à envisager les migrations, non plus sous le prisme d’un « problème à empêcher » mais sous une perspective légale. Au lieu de se focaliser sur le contrôle des frontières et des personnes, l’Union européenne doit donner une réponse coordonnée à ce phénomène, en s’interrogeant sur le type de migrations dont elle a besoin et donc sur les migrations qui pourraient devenir légales.
La Source: L’Obs