Extraits de son Journal d’un écrivain, voici les mots de Dostoïevski sur la Russie et l’Europe de son temps. On pourrait les croire écrits hier, à destination d’un lecteur privilégié nommé Poutine.
Extraits de la préface et du dernier chapitre d’août 1880 de son Journal d’un écrivain, voici les dires et médires de Dostoïevski sur la Russie et l’Europe de son temps.
Ces textes ne nécessitent ni commentaire ni glose, tant ils parlent sans fard la langue brute de l’Empire, l’amour-haine de l’Europe et la suprématie russe sur toutes les nations.
On pourrait les croire écrits hier, à destination d’un lecteur privilégié nommé Poutine pour son édification personnelle s’il en était besoin. Dostoïevski-Poutine, même combat.
Se pourrait-il qu’absorbé par sa guerre – pardon, l’opération militaire spéciale – en Ukraine, l’intéressé ne les a pas lus ?
Nous lui transmettons tel quel ce florilège.
« S’il est un pays qui soit ignoré et méconnu de tous les autres pays lointains ou limitrophes, c’est bien la Russie. Pour ses voisins de l’Ouest, nulle Chine, nul Japon ne furent jamais enveloppés d’un plus grand mystère. (…) La Russie est ouverte à tous les Européens ; les Russes sont là, à portée des investigations occidentales, et pourtant le caractère d’un Russe est peut-être plus mal compris en Europe que le caractère d’un Chinois ou d’un Japonais. La Russie est, pour le Vieux Monde, l’une des énigmes du Sphinx. (…)
Quand il s’agit de la Russie, une imbécillité enfantine s’empare de ces mêmes hommes qui ont inventé la poudre et su compter tant d’étoiles dans le ciel qu’ils croient vraiment pouvoir les toucher. Cela se manifeste aussi bien pour des vétilles qu’au cours de savants travaux destinés à faire connaître l’importance et l’avenir de notre patrie. Cependant on a dit quelques choses exactes sur nous : on a constaté que la Russie se trouve située entre tels et tels degrés de latitude et de longitude, qu’elle abonde en ceci ou cela et qu’elle renferme des régions où l’on voyage dans des traîneaux attelés de chiens. En plus de ces chiens, on sait qu’il y a en Russie des hommes très bizarres, constitués comme les autres hommes et pourtant ne ressemblant à personne. Ils tiennent à la fois de l’Européen et du Barbare. On sait que notre peuple est assez ingénieux, mais qu’il manque de génie propre : qu’il est très beau ; qu’il vit dans des cabanes de bois nommées isbas, mais que son développement intellectuel est retardé par les paralysantes gelées hivernales. On n’ignore pas que la Russie encaserne une armée très nombreuse, mais on se figure que le soldat russe, simple mécanisme perfectionné, bois et ressort, ne pense pas, ne sent pas, ce qui explique son involontaire bravoure dans le combat. (…) Il est admis que ce pays a possédé un empereur, un certain Pierre, surnommé le Grand, monarque non dénué de capacités, mais à demi civilisé et dévoré de passions sauvages. Un Genevois le sortit de sa barbarie primitive, en fit une sorte d’homme d’esprit et lui suggéra de créer une marine, de forcer ses sujets à se raser et couper leurs caftans trop longs. L’effet du rasoir surtout fut merveilleux : une fois glabres, les Russes devinrent très vite quelque chose comme des Européens.
Alors il (le visiteur français, après s’être rendu à Saint-Pétersbourg) se décide à étudier la Russie à fond et part pour Moscou. Là, il contemple le Kremlin, devient rêveur en songeant à Napoléon, apprécie fort notre thé, loue la beauté et l’apparence de santé de notre peuple, tout en s’affligeant de la corruption prématurée et en déplorant l’insuccès de la culture européenne, trop vite introduite.
Comment pourraient-ils nous deviner, nous autres Russes, qui sommes parfois des énigmes pour nous-mêmes ? En Russie, les “Occidentaux” ne font-ils pas tout au monde pour être inintelligibles aux “Slavophiles”, qui ne tiennent pas plus à être compris des “Occidentaux ?”
Il y a encore une très bonne raison qui explique que nous ne pouvons être compris des Européens. C’est tout simplement que nous ne sommes pas des Européens, bien que nous nous donnions obstinément pour tels.
Mais maintenant, cette civilisation (européenne) a donné tout ce qu’elle pouvait donner, et nous cherchons de nouvelles forces dans le sol natal. Il importe peu que le nombre de Russes cultivés soit restreint ; ce qui est beaucoup plus sérieux, c’est que le rôle de la civilisation européenne a pris fin en Russie. Nous allons à une autre culture et avons conscience du besoin que nous éprouvons d’un développement dans un sens nouveau. Le principal est que nous en ayons conscience. La civilisation européenne n’a apporté chez nous qu’un élément nullement prépondérant, utile, certes, mais incapable d’altérer notre substance originelle.
Oui, nous croyons, dirai-je, que la nation russe est un phénomène extraordinaire dans l’histoire de l’humanité. Le caractère des Russes diffère à tel point de toutes les autres nations européennes, que leurs voisins sont vraiment dans l’impossibilité de les comprendre.
Oui, Messieurs les étrangers, si le rôle de la Russie n’est pas, précisément, d’attendre que votre évolution soit achevée, que votre cycle de civilisation soit révolu, tout en conciliant vos idées contradictoires, en les convertissant en idées humaines – et alors de marcher vers l’action, une action large, nouvelle, encore inconnue dans l’histoire, en vous entraînant tous à sa suite ?
N’est-ce pas de nos jours que nous nous sommes nous-mêmes injuriés, et mis à part des Européens en nous réclamant de notre origine slave parce que nous ne pouvions devenir de vrais européens ?
Vous nous demandez avec étonnement : “Mais où est donc votre fameux développement ? En quoi consiste votre progrès ? On n’en voit guère.” Est-il difficile de répondre : “On le voit très bien : c’est vous qui ne le voyez pas ? N’est-il pas suffisant qu’il existe dans l’esprit de tout un peuple ?”
Vous voulez répandre l’instruction dans le peuple, c’est-à-dire lui apprendre, à ce peuple, la civilisation européenne que vous déclarez ne pas convenir à vous-mêmes ? Vous voulez européaniser le peuple ?
Pourquoi, répondrons-nous, la culture européenne donnerait-elle dans un sol tout différent les mêmes résultats qu’en Europe ? Notre pays ne ressemble à aucun autre, à aucun point de vue. Ce qui conviendra à notre terroir prendra racine ; le reste se détruira de soi-même. (…) Nous sommes de nous-mêmes retournés au sol natal. Nous avons à la fois honte de notre oisiveté en la comparant à l’activité prodigieuse des nations européennes, et compris que nous n’avions rien à faire sur les brisées des Européens. »
Après ce péan tissé d’amour-haine adressé à la civilisation européenne et à l’Occident, présentés comme des opposants irréductibles à la culture russe ancestrale, entrons dans le vif de l’actualité… presque cent cinquante ans plus tôt, en amont de l’invasion russe en Ukraine. Que Dostoïevski, avec une prescience admirable, annonce, et légitime avec des accents grandioses :
« On veut généralement que la Russie nourrisse aujourd’hui le dessein de subjuguer le plus grand nombre de Slaves possible. Or la Russie n’agira qu’à une époque où personne ne soupçonnera ses intentions ; et c’est alors qu’une nouvelle ère s’ouvrira pour elle et ses voisins. On verra dès l’abord que la Russie est parfaitement désintéressée, et l’état de l’Europe en sera modifié. Mais jusqu’à la fin, nos voisins nous regarderont d’un œil hostile, se refusant à croire à la sincérité de nos déclarations. L’Europe n’a jamais aimé la Russie et s’en est toujours méfiée. Elle n’a jamais voulu nous compter au nombre des siens ; nous ne sommes de son point de vue que des nouveaux-inquiétants. C’est pourquoi il lui est si agréable de se figurer de temps à autre que la Russie est jusqu’à présent impuissante.
Dès la réforme de Pierre le Grand, les vues s’élargirent et c’est là toute l’œuvre de Pierre ? En quoi consiste cet “élargissement de vues” ? Je ne fais pas allusion à l’instruction ; il n’est pas question davantage d’une renonciation aux principes moraux particuliers qui font la force du peuple russe. Je veux parler de cet amour fraternel que, seuls au milieu des nations, nous portons aujourd’hui aux autres races. Il y a chez nous un besoin d’être utiles à toute l’humanité, parfois même au préjudice de nos intérêts propres. C’est depuis longtemps que nous nous sommes réconciliés avec toutes les civilisations, que nous savons excuser ce qui est l’idéal propre de chacune, même quand cet idéal est en contradiction avec le nôtre.
L’idée russe a trouvé sa direction : c’est ainsi que nous avons conscience de notre importance mondiale, de notre rôle dans notre espèce, et nous ne pouvons pas ne pas reconnaître que ce rôle diffère de toutes les autres races.
Cette alliance ne devait pas venir de la force, car notre but n’était aucunement de détruire les personnalités nationales slaves au profit de la Russie, mais bien de les remettre debout pour le plus grand bien de l’Europe et de l’humanité, en leur permettant de prendre un peu de repos après leurs souffrances séculaires. Il fallait faire un faisceau de toutes ces forces et apporter ainsi notre obole au trésor de l’humanité. Oh, on peut se moquer de toutes nos “vieilles rêveries” au sujet de la prédestination de la race russe, mais dites-moi si les Russes n’ont pas toujours désiré la résurrection de toutes les nationalités slaves, et pas le moins du monde dans l’intention d’accroître la puissance politique de la Russie, comme l’Europe nous en soupçonne.
Il n’y a rien là qui menace les différents peuples slaves dans leur indépendance (…) La Russie est leur protectrice naturelle à toutes, non leur maîtresse. Si elle devenait un jour leur souveraine, ce ne serait que par leur acclamation et ces nations conserveraient encore, avec une certaine indépendance, tout ce qui fait leur personnalité.
Pouchkine est souvent intraduisible. Pourquoi cela ? Je suis désolé de dire qu’il est possible que l’esprit européen ne soit pas aussi divers que le nôtre, qu’il soit moins complexe et plus étroitement particularisé. Les étrangers écrivent peut-être avec plus de précision, mais l’esprit de notre langue est beaucoup plus riche : il est universel, il embrasse tout. Pourquoi priver nos enfants d’un tel trésor ?
Je répète seulement que le génie du peuple russe est peut-être le seul capable de créer la fraternité universelle. »
J’ajouterais, avec la permission de Dostoïevski : à coup de canons.
Source: LA RÈGLE DU JEU