Elles ont franchi la rivière puis la première ligne de défense russe. Les forces ukrainiennes semblent avoir pris leur adversaire par surprise mardi 17 octobre en forçant le passage dans la région de Kherson, c’est-à-dire, loin des zones principales de combats sur la ligne de front, qui se trouvent à environ 240 kilomètres à l’est, vers Donetsk et Zaporijjia.
Plusieurs centaines de soldats de deux brigades ukrainiennes d’infanterie navale ont réussi à traverser le fleuve Dniepr, non loin de la ville de Kherson, et ont avancé en territoire contrôlé par la Russie vers les villages de Pishchanivka et Poima, ont rapporté plusieurs“milblogueurs” russes (des analystes et commentateurs militaires) sur les réseaux sociaux. Certains de ces observateurs ont même affirmé que l’armée ukrainienne avait désormais pris possession de Poima.
Recours à des unités d’élite
“Il y a déjà eu de nombreux franchissements de la rivière Dniepr par des petites escouades ukrainiennes de reconnaissance mais elles ne sont jamais restées longtemps. Si cette opération est confirmée, c’est la plus importante depuis le début de la contre-offensive ukrainienne”, affirme Sim Tack, analyste militaire pour Force Analysis, une société de surveillance des conflits.
Les dires des “milblogueurs” russes sont, en effet, à prendre avec des pincettes, et “ils se sont déjà trompés à plus d’une reprise”, affirme Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique. Cependant, “quand il s’agit de pointer du doigt des difficultés et revers pour l’armée russe, ils sont plutôt crédibles car cela permet à ces faucons de la guerre de mettre la pression sur le ministère russe de la Défense”, ajoute cet expert.
L’armée ukrainienne a d’ailleurs confirmé indirectement qu’une opération était en cours dans la région de Kherson. Sur Telegram, l’état-major a souligné que l’armée russe bombardait les villages de Pishchanivka et Poima, suggérant, sans le dire, qu’il y a bel et bien des troupes ukrainiennes sur place.
Que sont-elles venues chercher là, alors que Kiev semblait depuis des mois concentrer toutes ses forces dans la région de Zaporijjia pour y mener sa contre-offensive ? “Il se peut que ce soit le résultat de toutes les précédentes missions de reconnaissance menées de l’autre côté de la rivière Dniepr, dans la région de Kherson”, estime Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit en Ukraine à l’université de Glasgow. À force de mener des incursions, l’armée ukrainienne aurait fini par trouver le point faible du dispositif de défense russe et chercherait à l’exploiter.
“Ses forces déployées – c’est-à-dire quelques centaines de soldats de l’infanterie navale – sont parfaitement adaptées pour ce type d’opération qu’on peut qualifier de reconnaissance renforcée”, précise Jeff Hawn. Il s’agit de pouvoir avancer en territoire hostile sans avoir à rebrousser chemin au moindre contact avec l’ennemi.
Ces brigades appartiennent aux unités d’élite de l’armée ukrainienne, entraînées pour les débarquements et “censées être capables de se battre contre plus fort que soi.”
Le fait que cela concerne plusieurs centaines de soldats permet à cette force de “tenir des positions, comme des petits villages, en attendant des renforts ou d’effectuer des retraites rapides sans risquer de perdre trop d’hommes”, poursuit Jeff Hawn.
Distraction ou nouvelle offensive ?
Pour l’instant, difficile de dire si cette opération marque le début d’une nouvelle offensive d’envergure dans le cadre de la contre-offensive, ou non. L’état-major ukrainien ne le sait peut-être même pas lui-même, d’après les experts interrogés par France 24.
Le plus probable est qu’il s’agit d’une incursion opportuniste en territoire occupé par la Russie et que Kiev attend de voir comment l’armée russe va répondre. C’est donc au minimum une distraction, mais que Moscou doit prendre au sérieux. “Si la Russie ne réagit pas, c’est une distraction qui peut rapidement se transformer en tête de pont pour l’armée ukrainienne, non loin de la Crimée”, estime Sim Tack.
Kiev cherche aussi probablement à réaliser des coups d’éclat, en marge de l’effort militaire principal, pour “grappiller un peu de territoire là où les défenses sont moins fortes et contrebalancer l’impression que la contre-offensive tarde à produire des effets tangibles”, suggère Sim Tack. Une manière de rassurer les capitales occidentales qui ont fourni de l’équipement et des fonds pour soutenir l’effort de guerre ukrainien.
Mais si l’Ukraine décide d’en faire le premier acte d’une offensive plus importante, cela deviendra “une opération très risquée, mais qui peut aussi rapporter gros”, estime Sim Tack.
En effet, pour pousser son avantage, l’Ukraine aura tout d’abord intérêt à assurer “plusieurs points de passage sur la rivière Dniepr, afin de permettre une circulation d’hommes, d’équipements et de ravitaillement en continu. L’établissement de ponts sécurisés au-dessus d’un fleuve fait partie des opérations militaires les plus compliquées et les plus dangereuses“, assure Huseyn Aliyev.
L’Ukraine aura aussi besoin de renforcer les troupes terrestres en ajoutant “des unités motorisées et blindées afin de pouvoir avancer plus en profondeur en territoire ennemi”, souligne Jeff Hawn.
Autrement dit, ce serait une opération très gourmande en hommes et en matériel. Pas sûr que l’armée ukrainienne puisse se permettre de mobiliser autant de forces dans une zone qui ne représente pas le cœur de la contre-offensive. “L’Ukraine a probablement suffisamment de soldats déjà présents dans la région pour tenter d’établir une tête de pont permanente de l’autre côté du Dniepr. Mais si l’état-major décide de tenter de marcher sur la Crimée, il faudrait alors transférer des forces qui pourraient être utiles là où les combats sont actuellement les plus intenses”, analyse Sim Tack.
Mais le jeu peut en valoir la chandelle. “Si l’armée ukrainienne réussit à percer dans cette zone et à se rapprocher de la Crimée, cela pourrait rendre le ravitaillement des troupes russes très précaire et toute la région de Kherson pourrait être reprise très rapidement”, estime Huseyn Aliyev.
Et puis, un tel effort dans la région de Kherson serait de saison. “L’hiver arrive, et comme la région de Kherson a un climat de type méditerranéen, la météo devrait y être plus clémente que dans les oblasts de Donetsk et Zaporijjia”, note Huseyn Aliyev. Autrement dit, si l’armée ukrainienne veut espérer faire des avancées durant l’hiver, elle ferait mieux de miser sur la région de Kherson.