Le financement de la guerre en Ukraine en péril. Les États-Unis, en proie à un blocage politique à la Chambre des représentants empêchant le vote d’une aide financière à Kiev, s’inquiètent d’être bientôt “à court d’argent et de temps” pour aider le pays en guerre avec la Russie, a averti lundi 4 décembre la directrice du budget de la Maison Blanche, Shalanda Young.
“Si le Congrès n’agit pas, d’ici la fin de l’année nous serons à court de ressources pour livrer plus d’armes et d’équipements à l’Ukraine et pour fournir du matériel venant des stocks militaires américains”, a-t-elle écrit dans une lettre adressée à Mike Johnson, patron de la Chambre des représentants – à majorité républicaine.
Après l’échec de la contre-offensive de Kiev et la tentative de la Russie de regagner des territoires comme la ville d’Avdiïvka dans l’Est, le blocage de nouveaux fonds américains noircirait encore plus le tableau. L’absence de ces dizaines de milliards de dollars marquerait aussi un tournant pour le principal financeur de l’effort de guerre ukrainien.
“On ne verra pas la même guerre” si ces financements ne sont pas bientôt votés, explique Michael Stricof, maître de conférences rattaché au Laboratoire d’études et de recherche sur le monde anglophone (Lerma) d’Aix-Marseille Université et spécialiste de la politique de défense des États-Unis.
Michael Stricof : Il n’y a plus de financements pour l’Ukraine en raison des élections. Ce blocage fait partie de la stratégie républicaine en ce moment. Il y a actuellement une division assez nette dans l’opinion américaine entre les démocrates et les républicains, mais surtout au sein des républicains. Les plus populistes et les plus à l’extrême droite ont pris le parti essentiellement de Donald Trump contre les financements pour l’Ukraine.
La Maison Blanche réclame cette aide financière depuis plusieurs mois [le président Joe Biden a demandé le 20 octobre au Congrès de voter une enveloppe exceptionnelle de plus de 100 milliards de dollars, dont plus de 60 milliards pour l’Ukraine, NDLR]. Mais c’est finalement toujours bloqué par un petit groupe à la Chambre des représentants.
En quoi cette aide est-elle cruciale pour Kiev ?
C’est absolument indispensable pour l’Ukraine puisque la plupart des munitions et des armements utilisés en ce moment proviennent de l’assistance américaine. Les États-Unis ont fourni 113 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine depuis le début de la guerre, en février 2022. Environ 50 milliards sont une aide militaire directe à Kiev. Une grande partie du reste finance le gouvernement ukrainien et permet à l’économie du pays d’exister en temps de conflit.
La guerre n’est donc pas possible sans ce soutien extérieur. D’elle-même, l’Ukraine n’a pas l’argent ni les ressources militaires pour poursuivre cette guerre sans d’autres financements. Cela ne vient pas exclusivement des États-Unis – d’autres pays soutiennent l’Ukraine, dont un grand nombre de pays de l’UE –, mais la plus grande partie en dépend.
Quelles conséquences peut avoir ce blocage sur la poursuite du conflit avec la Russie ?
Il existe deux possibilités. Malgré ce blocage, la situation peut probablement s’améliorer d’ici le 20 janvier – date à laquelle est attendu le prochain shutdown [la fermeture des administrations, qui a déjà été repoussée le 19 novembre, NDLR] aux États-Unis s’il n’y a pas d’autres lois de financement généralistes votées au Congrès d’ici là. On s’attend à ce qu’il y ait un financement pour l’Ukraine dans ces prochaines lois. On peut imaginer que d’ici là, la guerre ‘peut attendre’, qu’en quelque sorte l’Ukraine peut maintenir le statu quo sur le terrain en attendant cette prochaine tranche de financement.
Dans l’autre situation – fermeture de l’administration américaine ou vote d’une loi sans assistance financière pour Kiev –, cela deviendra assez grave pour l’Ukraine. Soit d’autres partenaires vont remplacer les Américains – mais il est difficile d’imaginer que d’autres pays puissent ou veuillent fournir cette quantité d’assistance –, soit il va falloir passer à la prochaine étape de la guerre, c’est-à-dire chercher des conclusions d’une manière ou d’une autre. On ne verra pas la même guerre. Il semblerait difficile dans ce cas d’imaginer que l’Ukraine continue comme ces deux dernières années sans cette assistance financière.
Volodymyr Zelensky s’exprime devant les sénateurs américains le 5 décembre. Est-ce un signe de l’urgence de la situation ?
[Depuis la publication de cette interview, Volodymyr Zelensky a annulé son intervention devant le Congrès américain, NDLR.] Oui. Depuis le début, Volodymyr Zelensky et le gouvernement ukrainien sont conscients qu’une grande partie des capacités militaires ukrainiennes dépend de l’assistance occidentale en général, mais surtout américaine. Le président ukrainien a donc pris l’habitude de s’adresser au Congrès américain pour réclamer plus d’aide, et il voit la situation s’aggraver fortement en ce moment.
Volodymyr Zelensky est bien accueilli au Sénat puisque les républicains – qui y sont majoritaires – sont plus traditionnels, plus internationaux, plus modérés sur ces questions de financement. Mais ils ne sont pas à l’origine du blocage, et Volodymyr Zelensky n’aura pas comme interlocuteurs l’ultradroite à la Chambre des représentants qui empêche le financement de son pays. Donc il espère mettre la pression sur d’autres républicains pour qu’ils parlent ensuite à leurs collègues.
Au-delà du blocage actuel à la Chambre des représentants, n’est-on pas finalement dans une perspective de désengagement progressif de Washington vis-à-vis de l’Ukraine ?
On ne peut pas dire que cette histoire représente un retrait général des États-Unis de la scène internationale. On a affaire à un blocage politique assez précis relatif au calendrier des élections et à une division assez nette entre une partie de la droite américaine sur les questions russo-ukrainiennes et datant de l’administration Trump.
Ce genre de blocage – que ce soit pour les financements ou pour la construction d’une politique cohérente générale – arrive de plus en plus souvent. Ces 30 dernières années, on est passés d’une fermeture partielle des administrations américaines tous les dix ans à deux tous les cinq ans, puis à une menace de fermeture et donc de blocage au Congrès chaque année, puis plusieurs fois par an. Tant que les États-Unis resteront aussi divisés dans leur politique intérieure, il leur sera difficile d’avoir une politique étrangère cohérente.