Pourquoi est-il important de vivre dans un Etat souverain ? Parce que c’est la seule façon, collectivement, d’être libre. Celui qui vit dans une colonie ou un protectorat, au sein d’un empire, peut bien vaquer librement à ses occupations, comme ce fut longtemps le cas (pour une partie de la population et quoique inégalement) au sein des empires romain, ottoman, austrohongrois, britannique ou français.
Mais ce n’était vrai que tant que le souverain – l’empereur ou le sultan, puis la monarchie britannique ou la République française – y consentait, et dans les limites que ce dernier était seul à même d’imposer. L’individu pouvait être libre, dans le meilleur des cas. Il n’était pas autonome : il restait soumis à la loi d’un autre (le souverain), dont il ne faisait pas partie, et cette hétéronomie fondamentale en faisait un sujet plutôt qu’un citoyen. Il n’était libre, individuellement, qu’à la condition d’obéir, et c’est en quoi le peuple, collectivement, ne l’était pas.
Peuple français ou européen ?
Tout change avec la démocratie, qui suppose la souveraineté du peuple, dont chaque citoyen fait partie. Mais quel peuple ? Le peuple français ? Le peuple européen ? Cette hésitation, depuis le traité de Maastricht, est au cœur de nos problèmes. Je comprends les souverainistes : ils refusent de vivre au sein d’un empire européen dont la souveraineté lointaine et fantomatique les réduirait au statut de sujets.
Mais je comprends aussi les fédéralistes, dont je fais partie : parce qu’ils ont compris qu’ils ne redeviendront vraiment citoyens que le jour où le peuple européen se sera donné les moyens de sa souveraineté, qui sont aujourd’hui trop incomplets pour y suffire. La construction politique de l’Europe étant un processus, qui prend du temps, nous sommes comme au milieu du gué : trop intégrés à l’Union européenne pour que chaque Etat n’y ait pas perdu une part de sa souveraineté, mais pas assez pour qu’une véritable souveraineté européenne se substitue aux anciennes et refasse de nous des citoyens dignes de ce nom.
Tout européen, au sein de l’Union, peut bien vaquer librement à ses occupations, et d’autant plus que bon nombre des 27 pays qui la composent ont des traditions libérales au moins aussi fortement ancrées que les nôtres. L’empire européen ne réduit aucunement nos libertés individuelles (qui seraient sans doute davantage menacées si tel ou tel nationaliste, de droite ou de gauche, prenait le pouvoir chez nous).
Avancer ou reculer ?
Mais il ampute notre souveraineté, laquelle se trouve inévitablement limitée par les traités et institutions que l’Europe s’est donnés. C’est spécialement vrai dans les domaines strictement régaliens : les embryons de diplomatie européenne, d’armée, de police et de justice européennes sont trop développés pour ne pas limiter la souveraineté de chaque pays (songez par exemple au contrôle des flux migratoires), pas assez pour fonder une véritable souveraineté européenne, qui nous permettrait, collectivement, de prendre notre destin en main.
C’est ce qui distingue l’Union européenne d’une véritable démocratie : trop de pouvoir donné à des technocrates ou à des magistrats non élus, pas assez au Parlement et aux électeurs européens. Au milieu du gué, on peut avancer ou reculer, mais il est dangereux de ne faire ni l’un ni l’autre.
La Source: Challenges