Pour concilier la nécessaire décarbonation des transports et la préservation des écosystèmes, Bruxelles a financé un programme de recherches visant à orienter ses futurs investissements. Les conclusions du projet seront présentées fin juin.
Les infrastructures de transport et la préservation de la biodiversité sont-elles fondamentalement incompatibles ? Alors que les organisations écologistes dont les Soulèvements de la Terre dénoncent le titanesque chantier ferroviaire entre Lyon et Turin, des chercheurs européens clôturent deux ans de travaux pour tenter de poser les bases d’un réseau de transport plus vertueux. Libé fait le point sur ces enseignements.
«Il y a un lien évident entre les réseaux de transport et le déclin de la biodiversité. Nos modes de vie et nos investissements ont énormément d’impact», rapporte Thierry Goger, secrétaire général du Forum des laboratoires nationaux européens de recherche routière, lors d’une conférence de presse. Aujourd’hui, plus de 6 millions de kilomètres de routes, de voies ferrées et de canaux quadrillent l’Europe – avec leur cortège de pollutions, de nuisances sonores et lumineuses – et fragmentent les milieux naturels, première cause de l’effondrement de la biodiversité. D’ici 2050, ce sont 25 millions de kilomètres de nouvelles routes et 335 000 kilomètres de voies ferrées qui seront créés dans le monde, chiffre l’OCDE.
S’adapter aux nouvelles conditions
Pour concilier des enjeux considérables – le désenclavement des territoires, la rénovation des infrastructures vieillissantes aux lourds impacts environnementaux et sanitaires, et la sauvegarde de la biodiversité, essentielle pour préserver une planète habitable – l’Union européenne a financé le programme de recherche Bison, mené par un consortium de 39 Etats. Les conclusions du projet seront rendues à la fin du mois de juin à la Commission européenne pour que les vingt-sept pays membres orientent leurs financements en faveur d’infrastructures résilientes.
«Il y a des endroits, surtout en Europe de l’Est, qui sont en déficit de transports. Le besoin existe et peut être pertinent mais il ne faut pas répéter les mêmes erreurs que l’on a faites en Europe de l’Ouest il y a cinquante ans», lorsque la biodiversité ne pesait pas lourd dans la balance, déroule Sylvain Moulherat, représentant technique de l’Union française pour le génie écologique et copilote du projet Bison. En Europe occidentale, le défi est surtout d’adapter les infrastructures existantes aux nouvelles conditions climatiques et leur lot de canicules, sécheresses, incendies et inondations.
Lorsqu’un projet est sur le point d’aboutir, encore faut-il qu’il corresponde aux enjeux actuels. Une question au cœur de certains projets français, comme l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres ou le contournement de Rouen. De même, le projet de ligne ferroviaire entre Lyon et Turin est présenté comme «écologique» par ses promoteurs car il est censé réduire le nombre de camions sur la route en les transférant vers le rail. Mais les opposants à la ligne déplorent que les forêts locales en fassent les frais, entre autres problèmes environnementaux. «Posons-nous la question de la pertinence de certains projets, souvent pensés il y a quarante ans, plaide Sylvain Moulherat. Dans les pays où les réseaux sont bons, est-ce que ça vaut le coup de continuer à en développer ? Quelle est l’utilité de cette nouvelle route si un report modal est possible ?» Sinon, le projet peut-il être déplacé ou changer de forme ? Ne vaut-il pas mieux rénover l’existant plutôt que construire du neuf ? «Une infrastructure de transport n’est jamais neutre», martèle le spécialiste.
Difficulté supplémentaire, la décarbonation des transports – non négociable pour respecter l’objectif de l’UE d’atteindre la neutralité carbone en 2050 – ne doit pas se faire au détriment de la biodiversité. «Tout miser sur les énergies renouvelables et les transports en commun sans préserver les écosystèmes, ce serait le pire des scénarios et accélérerait l’effondrement de la biodiversité», avertit Sylvain Moulherat. Les éoliennes, indispensables à la transition énergétique, posent un risque pour les oiseaux et les chauves-souris par exemple. De même, les voies ferrées sont une bonne alternative au tout voiture mais fragmentent les habitats. Pour conjuguer climat et biodiversité, les solutions techniques existent «et on les connaît», assure l’expert. «Les mesures pour avoir des constructions durables sont aussi variées qu’il y a de contextes. C’est pourquoi on a un rapport complet réservé à la définition d’une bonne pratique», précise-t-il.
Propagation d’espèces envahissantes
La fragmentation des habitats et des écosystèmes, désastre pour la biodiversité en Europe, est souvent liée à la création de ces infrastructures. Résultat, plus de 80 % des habitats en Europe sont en mauvais état. Pourtant, les fonds de l’UE restent principalement dirigés vers les transports : 5,4 milliards d’eurosleur ont été alloués en juin 2022, contre 116 millions d’eurosfléchés pour la biodiversité en mars 2023. «Le projet Bison donne les lignes directrices des sujets à financer en priorité», pour que les transports s’adaptent mieux à la nature, explique Sylvain Moulherat.
Autre point de vigilance : les propagations d’espèces exotiques envahissantes, intrinsèquement liées à l’essor des transports et des déplacements humains. Celles-ci, identifiées comme l’une des autres grandes causes de l’effondrement de la biodiversité, peuvent être nuisibles aux écosystèmes, présenter un risque pour la santé et même causer des dommages matériels aux infrastructures. Mais la situation juridique sur cette question n’est pas uniforme dans les Etats membres de l’UE, pointe le rapport Bison. Les experts plaident pour une meilleure connaissance de ces espèces afin d’empêcher la colonisation de nouveaux territoires et de mieux contrôler les zones déjà envahies.
Sylvain Moulherat plaide aussi pour de meilleures formations pour que les futurs ingénieurs soient capables d’intégrer la biodiversité à leurs spécialités. «Le principal frein à une meilleure prise en compte de ces enjeux, c’est la coopération entre tous les secteurs : les décideurs, l’administratif, les collectivités territoriales, les transports, l’énergie… Tout le monde doit prendre en compte les sujets climat et biodiversité à part équivalente», souligne-t-il.
C’est ce travail collectif qui permettra une «vraie articulation multimodale des transports [lorsqu’un voyageur utilise plusieurs modes de transport sur un trajet, ndlr] qui limitera le développement de nouveaux réseaux», affirme encore l’expert. Et pour réduire la demande, seules les politiques publiques de transports peuvent entraîner une modification profonde des comportements individuels. «Si les connexions entre transports ne sont pas bonnes, les gens ne seront pas prompts à changer leur façon de se déplacer», pointe Sylvain Moulherat.
La Source: Liberation